Asian Corner, aéroport Suvarnabhumi, Bangkok. Je sirote une dernière
Singha avant de prendre l’avion. Ma valise est certainement déjà dans la soute
du Boeing qui s’envolera bientôt pour Paris. Elle fera le voyage au milieu des
autres bagages, tous remplis de cadeaux pour la famille et les amis, de slips
sales, aussi – si les douaniers mettent des gants avant de fouiller la valise
d’un passager, c’est aussi à cause de ces sous-vêtements entachés de souvenirs,
lesquels, à l’image de leur propriétaire, ont parcouru des kilomètres à dos
d’éléphant à travers la jungle, ont dansé toute la nuit au rythme de la techno sur
une plage de Ko Phangan, ont fait la tournée des tabourets de bars à filles de Patong.
De retour à la maison, on hésite parfois à jeter ses slips, ses boxers ou ses
caleçons dans le tambour de la machine à laver. On a peur de faire disparaître
à tout jamais les traces de bonheur glanées ici et là durant notre séjour au Pays
des merveilles. Alors, on temporise, on laisse s’entasser le linge sale
quelques jours dans la salle de bain, on espère secrètement voir apparaître un
sourire de fille au sommet de ce monticule de vêtements fumant, on finit parfois
par mettre le doigt sur un poil de cul, voilà tout ce qui reste de la jolie
Nok.
Je n’ai bien sûr pas oublié d’acheter les cravates en
soie que mon collègue de bureau Philippe m’a commandées. À la différence du
polo Lacoste, taille XXL, que j’ai ramené pour mon cousin Pascal, celles-ci ne
sont pas contrefaites. Elles ne portent aucun nom célèbre, pas même celui
d’Alain Delon – en Asie, notre samouraï grisonnant a développé un business dont
on soupçonne à peine l’existence en France : cravates AD, chemises AD, slips
AD, caleçons AD… Alain Delon est partout. Parfums, lunettes, bijoux, cigarettes…
Il paraîtrait qu’il existe aussi des matelas AD. Faire l’amour sur un Alain
Delon, le rêve pour des millions d’Asiatiques ? The Taste of France, nous dit le slogan – AD vitam aeternam. Vive la France !
Pascal, qui ne s’habille qu’avec des vêtements de
marque – peut-être un jour portera-t-il le fameux slip kangourou AD que tous
les Cambodgiens s’arrachent –, me répète souvent qu’il ira un jour en Thaïlande,
pour voir si tout ce qu’on raconte est vrai.
Voilà, c’est
fini. La Thaïlande
ne sera bientôt qu’une somme de jolis souvenirs agrémentés de quelques clichés plus
ou moins osés réalisés dans ma chambre d’hôtel : « Elle a un cul
d’enfer, cette Nok ! » Il me reste cependant une bière, ma dernière
bière thaïe, celle qui me permet de prolonger encore un peu le rêve. Je
m’accroche désespérément à ses bulles, lesquelles me propulsent aussitôt à
l’Antartica, un salon de massage à thématique polaire, avec des Thaïlandaises déguisées
en pingouins, des baignoires comparables à des icebergs et des matelas
pneumatiques en guise de banquise. J’y ai appris à faire l’otarie.
Je viens de commander une salade de papaye, plus pour
entendre le bruit du pilon frappant le mortier que par réelle volonté d’en
apprécier les saveurs. Pok-pok-pok-pok, cette musique sourde et entraînante, un
tantinet technoïsante, me replonge dans la Thaïlande profonde, celle des gargotes et des
restos de rue. Cependant, je constate que la cuisinière de l’Asian Corner,
pilon à la main, écrase les piments, l’ail et les crevettes séchées avec
beaucoup moins d’entrain que ses consoeurs officiant à l’extérieur de
l’aéroport. Sous douane, en zone internationale, la Thaïlande semble retenir
ses coups. On fait dans la demi-mesure. On est beaucoup moins virulent. On a
aussi laissé son sourire au vestiaire – peut-être que, à l’image d’un couteau suisse
ou d’une lime à ongles, le sourire est interdit en zone réservée. Ici, après
avoir montré patte blanche au filtre de police, on se retient quasiment de
péter. L’endroit est garanti sans odeur. C’est pourquoi, au comptoir de l’Asian
Corner, on n’ajoute pas de crabes salés à la papaye. On évite ainsi la mauvaise
haleine, les bactéries pathogènes et la diarrhée qui, sans même toquer à la porte,
fait se précipiter les voyageurs aux chiottes. Crabes salés à piler et vraies Rolex
n’ont jamais fait bon ménage dans les Duty
free shops. On marche droit, sous douane, pas de travers ! Tu
m’entends, le crabe ?
L’Asian Corner a fait le plein de clients. Attablés
devant leur café ou leur bière, les hommes ne sont pas dans leur assiette. Ils
ont rangé les shorts de plage, remisés les tongs au placard – ou au fond de
leur valise – et languissent inexorablement leur chéries de location dont ils
viennent, bien malgré eux, fin du contrat oblige, de se séparer. Je parie que ces
messieurs n’ont pas épuisé leur stock de capotes. Certains ont vu beaucoup trop
grand, s’imaginant pouvoir aligner les coups, on n’a plus vingt ans ! D’autres,
plus téméraires, ont accordé une totale confiance en leur partenaire et ont
fait l’amour sans capotes. Pour les plus prudents, les condoms serviront lors
d’un prochain voyage. Ces messieurs reviendront en Thaïlande avant la date d’expiration
de leurs préservatifs, c’est mathématique, un peu comme 1+1=2.
L’homme aux cheveux blancs assis à la table voisine, I LOVE THAILAND moulé sur le torse, des faux
airs de Paul Newman, pianote sur un téléphone mobile de dernière génération – pianoter
n’étant plus le terme qui convienne, on parle dorénavant de glissement de
doigts sur l’écran. En effet, pour visionner les photos de ses exploits en
terre siamoise, monsieur tapote, double-tapote, balaye du doigt, écarte son
pouce et son index, fait danser ses longs doigts sur la piste de danse de son
écran tactile. C’est très rock’n’roll. Par contre, au fond du slip, ça l’est
beaucoup moins… rock’n’roll – monsieur a la queue basse, à l’image de tous les
hommes attablés à l’Asian Corner. C’est souvent comme ça, à la fin d’un séjour
en Thaïlande, on remballe sa bite et son sourire. Rideau !
À ma droite, un grand Noir fait pleuvoir sa tristesse
dans son verre de Coca-Cola. Visiblement sa chérie de location lui manque. Lek
– ou Pim ou Fai ou Ning –, laquelle lui a rappelé qu’il avait un sexe – oh, very big! – et qu’il était très agréable
de s’en servir, n’est plus là pour lui offrir ses lèvres, ses seins, son cul. À
qui dire « I love you » désormais ?
Avant de prendre un taxi pour l’aéroport, le grand Noir a vidé son trop-plein
d’amour dans le réservoir d’un préservatif (monsieur fait partie des hommes
prudents). Il s’est essayé une dernière fois à l’acte d’amour avant de s’en
retourner chez lui, là où l’on fait dans l’abstinence et la sécheresse des
cœurs. Lek, Pim, Fai ou Ning, en voyant le sperme prisonnier au fond du réservoir,
n’a pas cherché à philosopher. Elle a juste pensé : « Encore un enfant
qui ne verra pas le jour ! » Alors, en bonne professionnelle, elle a
fait un nœud avec la capote et a jeté le bébé dans la poubelle. Fin de
l’histoire. Déjà un autre homme l’attend, tout juste débarqué d’Australie, paré
pour faire le kangourou.
Le somtam a un goût de chiottes… de chiottes
thaïlandaises, toutefois. Je me dis que la Turquie n’est pas loin…
Une vieille dame s’assoit à la table de Paul Newman –
j’ai tout faux : ce dernier n’est pas un touriste sexuel. La grand-mère qui
vient de le rejoindre, une femme au visage délavé, lunettes à double foyer et mise
en plie Louis XIV, est sûrement son épouse. La vieille a dû aller pisser – les septuagénaires
ne font que ça, pisser. Peut-être est-ce la seule jouissance qu’il leur reste. Au
regard de sa dégaine, madame est sûrement américaine : elle porte une longue
chemise à carreaux, dite chemise de cow-boy, un pantalon jaune pipi à pattes
d’éléphant et une paire de Reebok. Elle a dû oublier son chewing-gum. Je ne la
vois pas mâchouiller. Trop blanches et régulières, ses dents, pour être vraies !
« YEAH! » lance-t-elle à son homme après que celui-ci lui ait demandé
si les toilettes de l’aéroport étaient à son goût. Il existe donc encore des
hommes, originaires d’Amérique ou d’ailleurs, qui viennent en Thaïlande accompagnée
de celle qu’ils ont épousé il y a cent mille ans, au temps où les Beatles chantaient
All You Need is Love, Jacques Chirac
créait l’ANPE et Che Guevara fumait son dernier cigare… Et dire que Paul Newman
aurait un succès fou auprès des filles de Pattaya s’il avait fait le choix de
venir ici en célibataire, passant ainsi du statut de « vieux plouc »
à celui de « sexy man » ! Alors, la vieille, t’endormir dans les
bras de Dieu, disparaître sous les fleurs, éternuer dans la sciure, c’est pour
quand ?
La serveuse de l’Asian Corner adresse un wai à notre couple de septuagénaires. Je
note : poussif, le wai. Le salut traditionnel thaïlandais adressé aux
clients des boutiques Duty Free est
beaucoup moins énergique que celui pratiqué à l’extérieur, là-bas, en zone
libre. M’en fous, je prends : énergique ou pas, le wai me rappelle que je suis toujours en Thaïlande.
Le grand Noir continue de pleurer. Ce doit être son
premier séjour en Thaïlande. Il est crazy
love de Lek, Pim Fai ou Nok. Elles savent y faire, nos chéries de location !
T’inquiète, mec ! On y est tous passés. Désormais, je ne pleure plus en
quittant la Thaïlande. J’ai
certes un petit pincement au cœur mais ne fond plus en larmes. J’avoue avoir
laissé quelques plumes, et un paquet de dollars, par le passé – on ne maquille
pas les filles de sperme sans y laisser quelques plumes, c’est la règle. Maintenant,
je me suis endurci. Je viens ici pour baiser. Puis, je m’efforce d’oublier. Fuck and forget devrait être inscrit en lettre capitale à l’entrée des bars
à filles, un peu comme Fumer tue est écrit sur les paquets de cigarettes.
Cependant Fuck and forget ne veut pas
dire être odieux avec les filles. Il est possible de les aimer en direct sans
s’y attacher. De leur faire l’amour avec amour, puis de s’en détacher. Le
meilleur détachant s’appelle le changement. Tu changes de fille le plus souvent
possible. Bref, pour ne pas mourir électrifié, à chacun de ne pas laisser trop
longtemps ses doigts dans la prise. Voilà, messieurs, c’était le conseil d’un plouc devenu sexy man.
Je demande des glaçons à la serveuse, plus pour faire
durer ma bière que pour imiter les Thaïs, lesquels accompagnent souvent leur
bière avec de la glace. Le lent suicide des glaçons à l’intérieur de mon verre
m’offre du répit – et, d’ici peu, c’est certain, une forte envie de pipi. Tant
que mon verre n’est pas vide, je n’ai pas à me lever pour me rendre en salle
d’embarquement synonyme, pour un sexy man,
de reconduite forcée au Pays du soupir. Je glisse un nouvel iceberg dans ma
bière, ordonne à celui-ci de ne pas mourir trop vite, bref, de se la couler
douce – et tant pis si ma Singha a le goût de la flotte !
Si un jour je m’expatrie en Thaïlande, je ferai le
commerce de la glace. J’importerai un iceberg de l’Atlantique nord, celui qui a
fait couler le Titanic – s’il ne s’est pas suicidé depuis – et le vendrai à la
coupe, comme on fait pour le gruyère ou le jambon, et avec ceci ? Au Pays du sourire, le glaçon s’invite facilement
dans la bière, les desserts et, parfois, aussi, les petites culottes. On
l’utilise également beaucoup au marché, faute de vitrines réfrigérantes, pour raviver
les calamars, les poissons-chats et les têtes de cochon. On l’applique systématiquement
sur les pommettes tuméfiées des boxeurs au sortir du ring – le muay thai est le sport national, ne
l’oublions pas ! Et les coups pleuvent, en boxe thaïe ! Il arrive
aussi, dans certaines discothèques du pays, que l’on tapisse de glaçons le fond
des urinoirs, dans le but, parait-il, de rafraîchir les testicules de ces
messieurs – et parfois de ces dames quand il s’agit de ladyboys. Que ne fait-on
pas avec de la glace, au Royaume de Siam ! Ici, dans les petits villages
de campagne, là où il n’existe aucun réfrigérateur mortuaire, les défunts sont recouverts
de glace pour ralentir le processus de décomposition et rester le plus
présentable possible durant la cérémonie d’adieu aux vivants, avant d’être
incinérés, au revoir, grand-mère ! Dealer de glaçons, donc, je serai. Et
puis, en cas de tsunami, je pourrai toujours faire l’otarie sur mon matelas de
glace – ben oui, quoi, ça flotte, un iceberg !
Le grand Noir, de l’antigel plein les yeux, fait
fondre mon rêve d’iceberg : « I’m
Donovan Burney. From Buffalo. » À
la vue de ma purée de glaçons, mon nouvel ami propose de mettre un peu de
couleur dans mon verre : « One
more beer ? » Allez, va pour une Singha ! Donovan semble
inconsolable. Son goutte-à-goutte lacrymal est tel qu’il menace de faire
déborder son verre de Coca-Cola. J’y vois là une méthode différente de celle
des glaçons mais tout aussi efficace pour retarder au maximum l’inéluctable
retour au pays. Donovan s’essuie les joues avec les deux index, à la façon d’essuie-glaces
fonctionnant à vitesse lente, gauche, droite, gauche, droite, le bruit de
frottement des balais sur le pare-brise en moins. Je demande : « Ta
chérie thaïlandaise te manque, c’est ça ? » Compatissant, je
poursuis : « La joie s’achève toujours par la tristesse, mon cher
Donovan. » Autant la tristesse embellit le visage des femmes, autant elle défigure
celui des hommes. Donovan est littéralement rongé par le chagrin. Ma bière est
servie : « Thanks a lot, Don! »
Le grand Noir se lance : « J’arrive de Saigon. Je suis en
transit à Bangkok. Je n’ai jamais mis les pieds en Thaïlande. » Alors,
perspicace, je demande : « C’est ta chérie vietnamienne que tu
pleures comme ça ? » Des sanglots dans la voie, Donovan m’apprend
qu’il est allé sur les traces de son père, un GI mort au combat durant la
guerre du Vietnam. Il me présente la photo du héros. Le militaire a les bras croisés
et fixe l’objectif : cheeeese !
– à tout jamais dans la boîte. La photo me fait penser aux images de football autocollantes
que je collectionnais autrefois. Le père de Donovan a un faux air de Saar
Boubacar, l’ancien attaquant sénégalais ayant évolué à l’Olympique de Marseille
et au Paris SG à la fin des années soixante-dix. J’avais collé son image sur la
couverture de mon cahier de brouillon. Lui et Rocheteau, qui n’ont jamais eu
peur des balles, étaient mes deux héros. J’essaie de divertir Donovan :
« Ton père aimait-il le football ? » Pour seule réponse, le
grand Noir est parti vomir. À dix minutes près, il croisait la femme de Paul
Newman. Peut-être l’aurait-il bousculée à l’entrée des toilettes, peut-être aussi
aurait-il vomi sur elle. Dans ce cas, la vieille serait morte sur le coup :
arrêt cardiaque. Et Paul Newman, subitement devenu veuf, se serait rendu à
Pattaya et serait devenu sexy man.
Quand le destin décide de ne pas se mêler de la vie des hommes…
Finalement, en y regardant de plus près, je dois être
le seul homme à venir ici pour le sexe. Tous les autres hommes attablés à
l’Asian Corner sont, soit accompagnés d’une femme blanche, soit escortés de
trois femmes voilées – quelle chance ont les Arabes ! –, ou soit en
possession de la photo d’un père mort en héros au Vietnam. Et si j’étais le
seul homme à venir en Thaïlande pour le sexe ?
S’attable Jeanne Moreau. Non ! Si, c’est bien
elle. Jeanne Moreau, l’actrice. « La meilleure actrice du monde »,
disait d’elle Orson Wells. Quelle classe, Jeanne ! Même a plus de quatre-vingts
balais ! Son tailleur blanc Chanel lui va à ravir. Quand je pense qu’elle a
tourné avec les plus grands : Buñuel, Antonioni, Godard, Truffaut, Wenders…
Prix d’interprétation à Cannes ! Lion d’or ! Ours d’or ! César !
Oscar !… Mes petites chéries thaïlandaises paraissent soudain très fades à
côté d’une telle femme. Qu’est venue faire Jeanne Moreau en Thaïlande ? Elle
semble n’être accompagnée d’aucun vieux monsieur. Personne à ses côtés pour lui
demander si les chiottes de l’aéroport sont à son goût. Est-elle une adepte du
tourisme sexuel ? Dans ce cas, je me sentirais moins seul. Le visage de Jeanne
est couvert de rides, comme autant de sourires gravés. À la différence de
toutes les femmes présentes alentour, Jeanne est belle. Divinement belle. Monstrueusement
belle. Et aussi tellement jeune. La preuve, elle en oublie de croiser ses
jambes à la façon d’une gamine insouciante. Je vois sa culotte. Une petite
culotte rose. J’aimerais aller m’asseoir à sa table : « C’est combien ? »
Alors, de sa voie rauque et sensuelle, Jeanne Moreau me répondrait :
« Pour une passe ou pour la nuit, jeune homme ? »