Le Village, mon ailleurs. Un ailleurs longtemps idéalisé, rêvé, utopique. Un ailleurs synonyme de bonheur. Un ailleurs où l’herbe est forcément plus verte. Dorénavant, cet ailleurs est devenu réalité. Il est devenu mon ici. Il m’a fallu du temps, des années, une moitié de vie sans saveur avant de rejoindre le Village et d’en faire mon chez moi. J’ai longtemps – trop longtemps – été partagé entre un ici indéniable, pesant, contraignant et un ailleurs fantasmé, fabuleux, légendaire. Il m’a fallu batailler ferme avec moi-même pour tout quitter. Partir un jour, sans retour, comme chantait le boy’s band 2be3. Voilà, c’est fait. Je suis parti. J’ai quitté la France pour toujours. Fini le métier d’ambulancier. Finie la Sécurité Sociale. Fini le journal télévisé de David Pujadas. Finie la Marseillaise que plus aucun joueur de l’équipe de France ne chante. Fini le feu d’artifice du 14 juillet. Finis Meetic, la CGT et Johnny Hallyday. Deux ans déjà que j’ai rejoint mon ailleurs. Un ailleurs dont je préfère taire le nom. Il en va de la tranquillité du lieu. Je suis le seul étranger du Village, le seul autorisé à avoir la peau blanche, des yeux bleus, un grand nez. Il n’y pas la place pour deux hommes blancs ici. J’en suis l’étranger exclusif. Il serait dangereux pour vous d’essayer de vous rendre au Village. L’endroit est truffé de mines. J’en ai disposé partout. Des mines sélectives qui n’explosent qu’au passage des Occidentaux. Les Villageois ne risquent rien. Ils ont la peau dure. Si un jour, vous vous rapprochez du village, lors d’un trekking ou d’un raid aventure en quad, un conseil : passez votre chemin !
Utilisateurs de Google Map, je vous invite à y entrer les mots clés suivants : Thaïlande, Chiang Mai, Phrao. Apparaîtra alors une pièce de puzzle, portion de Monde délimitée par une frontière rose, lopin d’Asie cartographié, fragment de Siam épinglé sur l’écran. C’est ici que se cache mon ailleurs. Il ne vous servira à rien de zoomer, aucun indice ne vous y sera dévoilé. Et la vue satellitaire de la zone ne vous sera en rien salutaire, vous n’y verrez qu’une jungle épaisse où il ne fait pas bon s’aventurer, une jungle qui n’hésitera pas à montrer les dents et vous cracher son venin au visage si vous vous approchez de trop près – je vous aurai prévenu !
Le Village, mon ici. Je m’enracine en lui chaque jour un peu plus. Je deviens cet arbre que je n’ai pas pu – ou pas voulu – être ailleurs, la faute à ce besoin permanent de bouger, de vouloir découvrir le monde, d’aller là où les guides de voyage vous invitent à vous rendre avant l’arrivée du béton, Robinson menaçant d’être remplacé par Radisson, dépêchez-vous avant qu’il ne soit trop tard. La faute aussi à mon pedigree. Né en Afrique, d’un père juif et d’une mère catholique, pris en tenaille entre Karl Marx et Michel Platini, bercé par les contes africains de ma nourrice Fatoumata, j’ai toujours été tiraillé par plusieurs coutumes, plusieurs légendes, plusieurs façons de dire « je t’aime » à Dieu – ou « fuck you » –, de se choisir un super-héros, de colporter la bonne parole. J’ai appris l’art d’embrasser un mur, de m’agenouiller devant une croix, je sais distinguer le pur de l’impur, mordre les seins de Fatoumata. J’ai hissé haut le drapeau rouge, accepté de ne plus manger du cochon, j’ai vénéré des anti-rouge, me suis gavé de saucissons. Ecartelé de toute part, je n’ai jamais su à quel saint me vouer. J’ai donc choisi de ne pas choisir, laissant Jehova derrière moi. J’ai préféré prendre le large, me laisser dériver au gré des courants. J’étais oiseau, j’étais baleine, j’étais méduse. À l’écoute de ma gourmandise, à la merci de mes lubies. Envie de bronzer : Paris-Pointe-À-Pitre. Envie de baiser : Paris-Bangkok. Envie de planer : Paris-Delhi. Envie de marcher : Paris-Katmandou. Envie d’Afrique : Paris-Dakar. Il me fallait toujours être en mouvement : me rendre à, faire route sur, m’acheminer vers. J’étais gitan, j’étais bédouin, j’étais nomade. Un gitan bénéficiant d’un emploi stable, un bédouin inscrit à la Sécurité Sociale, un nomade fidèle téléspectateur du journal de David Pujadas, planqué à l’abri des balles, assis confortablement dans mon canapé, le cul au chaud et les couilles au sec. Jusqu’au jour où, perdu au milieu de nulle part, l’arbre de direction de mon quad s’est cassé. Je participais à un raid-aventure dans le nord de la Thaïlande. Chaque participant était équipé d’un quad. Le groupe était parti de Chiang Mai, la Rose du Nord, et devait se rendre à Mae Sai, ville frontière avec la Birmanie, à l’extrême nord de la Thaïlande. Dix jours à rouler à travers les champs, les rizières et la jungle. Dix jours à se nourrir de fruits sauvages, à pêcher des grenouilles et à construire des cabanes dans les arbres. Avec un peu de chance, il nous serait possible de croiser des panthères, des gorilles et des anacondas – n’exagérons pas, tout de même ! On venait de franchir un cours d’eau. Des papillons peints à la main – j’y ai reconnu la touche de l’artiste chinois Zao Wou-Ki – nous ouvraient la voie. Un paon au magnifique plumage vert émeraude s’est soudain mis en travers de mon chemin. C’était quasiment roue contre roues. J’ai réussi à éviter l’oiseau en faisant un écart. Mon quad est allé percuter un rocher. Résultat : arbre de direction cassé. Aucune pièce de rechange dans le sac à dos de notre guide allemand. Aucun hélicoptère d’assistance. Aucun MacGyver dans l’équipe pour réparer la casse. Il était écrit que je m’arrêterais là, entre rizières en eau et jungle épaisse. Un chasseur encagoulé – pour se prémunir du soleil et non pour cambrioler une banque – s’est présenté à nous, fusil à l’épaule et cigarette en feuilles de bananier séchées à la bouche. Il a jeté un coup d’œil sur l’état de mon quad, nous a gratifiés d’un superbe sourire édenté et a pointé son index vers le nord. Un village à proximité ? Un garage ou faire réparer la machine ? Une terrasse de café où siroter un perroquet ? Le guide allemand de Green Adventure Raid a téléphoné à l’agence. Il était dépité. Aucun véhicule ne viendrait nous porter assistance. Les huit autres participants commençaient à maugréer dans leurs barbes de trois jours, pestant contre ce satané destin, s’imaginant déjà renoncer à l’aventure, seraient-ils remboursés ? J’ai toujours eu horreur des conflits. J’ai donc anticipé les rancœurs. Je me suis proposé de rester ici en compagnie du chasseur cagoulé, ce dépeceur d’oiseaux rares, mon Corse de la jungle. Il me conduirait chez lui, je goûterais au cervelet de paon, on boirait de l’alcool de riz, ça finirait en chansons : « Petit papa Noël… ». Avec un peu de chance, je rentrerais à Chiang Mai par le bus du soir, y serais avant la fermeture des salons de massage, ferais l’amour à une jolie Thaïlandaise sur un matelas pneumatique, peut-être finirais-je la nuit avec elle dans la chambre de mon Trois étoiles, des « I love you » plein la bouche. « C’est bon, les amis ! Poursuivez l’aventure sans moi ! Ne vous en faites pas ! » Le guide allemand a fini par accepter de me laisser sur place. Il m’a glissé un billet de 1000 bahts pour les faux frais. Je n’étais pas à la rue, j’étais avec mon braconnier corse, lequel, armé de son fusil, zigouillerait tous les oiseaux et mammifères comestibles des environs. Aussi je boufferais bien de l’alligator pour voir quel goût ça a. Les quads se sont fait la malle, ont disparu derrière la colline. Je n’existais déjà plus pour mes partenaires d’expéditions. Ma machine tout-terrain, laissée provisoirement à l’abandon, deviendrait un jouet pour les enfants des rizières – ou un nid à cobras. J’ai suivi mon Corse de la jungle sur des chemins tortueux, des sentiers rocailleux et des passages boueux. On a marché pendant des kilomètres, échangeant régulièrement des sourires, tirant sur nos cigarettes à la banane. En chemin, il a abattu un lièvre, une perdrix et un gros lézard. On avait de quoi nous sustenter pour plusieurs jours. Enfin, nous sommes arrivés au Village, un village qui ne déclenche aucun cri d’émerveillement ni débordement de joie à sa vue, un village avec des maisons en bois sur pilotis, un temple bouddhiste en construction et des paysans édentés rentrant des rizières alentours, rien qui puisse amener un routard occidental en quête de paradis perdu à se masturber. Je pensais rester au Village une petite heure, tout au plus, le temps de trouver un moyen de locomotion susceptible de me ramener en ville. J’y suis resté une semaine. J’y ai dormi chez l’habitant, ai bu plus que de coutume, ai goûté au sourire local. J’ai aussi mangé du serpent, du hibou et du babiroussa. Et aussi des escargots des rizières, par douzaine, comme les huîtres. Le tout avec beaucoup de piments. J’ai d’ailleurs passé une nuit complète au-dessus d’un trou faisant office de toilettes, le cul niagarisant mon trop plein d’exotisme. Les moustiques s’en sont donnés à cœur joie. Ma peau était criblée de leurs baisers d’amour. J’ai aussi secouru un bébé en arrêt respiratoire. Je lui ai fait du bouche-à-bouche comme je l’ai appris lors de ma formation d’ambulancier. Le nourrisson s’est alors mis à brailler. Je venais de sauver une vie. Les Villageois m’ont pris pour un docteur. Un docteur qui vient d’Occident pour sauver les enfants. D’ici peu, on viendrait me solliciter pour faire accoucher une jeune paysanne. En à peine une semaine passée au Village, j’étais devenu quelqu’un de très respectable. On m’a même proposé des jeunes filles en mariage. Il me fallait toutefois rentrer en France, retrouver mon ambulance, mes malades à transporter à l’hôpital. Il était écrit que je reviendrais au Village – avec mon stéthoscope, mon tensiomètre et des litres de Bétadine pour désinfecter les plaies quotidiennes de tous mes nouveaux amis. Mais avant ça, il me fallait démissionner, rendre ma carte à la CGT et accepter de ne plus jamais assister à un concert de Johnny Hallyday.
Quoi ma gueule, qu'est-ce qu'elle a ma gueule?
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