La clé du paradis (extrait de Thaïlande guili-guili, recueil de nouvelles écrit par Cyril Namiech, parution janvier 2013, Editions Gope)
La clé du Paradis
Il s’appelle John Beluga. Il a 45 ans. Il est originaire de Calgary, province de l’Alberta, Canada. C’est son premier séjour en Thaïlande. Tony, un collègue de bureau, lui a conseillé le Pays du sourire et plus particulièrement la cité balnéaire de Pattaya : « Tu es célibataire, John. Va donc à Pattaya ! C'est plein de jolis petits lots, là-bas. Les filles se jetteront à ton cou. Tu auras l’embarras du choix. Tu pourras prendre une fille pour la nuit, la semaine ou même la durée totale de ton séjour. Ou mieux, si le cœur t’en dit, pour la vie entière. » John, veuf depuis dix-huit mois, s’est laissé convaincre. Il est arrivé à Bangkok en fin de matinée. Le chauffeur de taxi de l’aéroport, dans un anglais approximatif mais néanmoins très persuasif, a réussi à dissuader John de séjourner à l’hôtel qu’il avait initialement prévu : « Peninsula, pas possible amener fille. Pas bon pour toi. » John a fini par se laisser conduire à l’hôtel que lui a vanté son chauffeur durant tout le trajet : « Ici, chambre très propre. Toi pouvoir ramener filles. Pas problème. Filles thaïes très jolies. Boum boum très bien ! »
Il est 16h45, soit quatorze heures de plus qu’à Calgary. John est un peu déphasé. En plus du décalage horaire, il subit de plein fouet la différence de température. C’est qu’il fait 35 degrés à Bangkok, soit 28 degrés de plus qu’à Calgary ! John transpire abondamment, notamment aux niveaux des pieds. Demain, se dit-il, je ne mettrai pas de chaussettes. Et fini les mocassins, place aux sandalettes ! John aperçoit l’enseigne d’une superette 7-Eleven à proximité de son hôtel. Il s’y rend d’un pas décidé. À l’intérieur, l’air y est parfaitement climatisé. John se refait un corps tout sec en moins de cinq minutes. Il ressort du magasin avec un concentré en actifs anti-transpirants efficace pendant 72 heures. A nous deux, Bangkok !
Sur les conseils de son collègue Tony, John s’est rendu à Chinatown. Là, dans l’une des officines de médecine traditionnelle chinoise, il devrait pouvoir se procurer un remède miracle susceptible de réveiller sa libido. Depuis la mort de sa femme, John n’a fait l’amour qu’une seule fois, un amour tarifé cent dollars dans le con d’une prostituée haïtienne croisée sur le parking d’une station-service Petro-Canada, un amour de trente secondes et quelques gouttes. Pour information, John ne pratique pas la masturbation : il a définitivement rompu avec toute forme d’activité sexuelle.
Le vendeur chinois lui a présenté trois produits censés faire renaître le désir sexuel : de la poudre d’hippocampe séché – capable de faire bander un mort, selon les dires du marchand d’érection –, un assortiment d’ailerons de requins à concasser soi-même et à laisser infuser dans de l’eau chaude ainsi qu’un succédané de corne de rhinocéros à sucer avant de faire l’amour. Le commerçant lui a conseillé d’associer les trois produits pour un résultat optimal. John, qui ne souhaite pas solliciter son cœur de façon incontrôlée – surtout à des milliers de kilomètres de son médecin traitant –, préfère ne pas faire de mélange. Il opte pour la poudre d’hippocampe séché sans éprouver le moindre remord quand à sa participation au processus d’extinction d’espèces animales protégées. Si ça peut faire bander un mort, se dit John, ça devrait pouvoir me redonner l’envie de baiser !
Il est bientôt 22 heures. John n’a toujours pas quitté le quartier chinois. Il s’est attablé au T&K Seafood situé à l’angle de Yaowarat Road et Soi Phadung Dao, un restaurant de rue réputée pour la fraîcheur de ses fruits de mer et dont chaque employé, en plus de porter une charlotte blanche sur la tête, est vêtu d’un tee-shirt vert – d’où le surnom de la maison, Green Seafood. John n’a toujours pas commandé le moindre plat. Il se contente d’assécher les bouteilles de Singha Beer qui s’accumulent inexorablement sur la petite table métallique qu’il occupe depuis plus d’une heure. Autour de lui, des touristes originaires du monde entier s’empiffrent de coquillages, de crabes et de gambas. Il remarque la présence d’un quinquagénaire japonais installé en face de deux jeunes et jolies Thaïlandaises. Je ne suis pas seul à transpirer à grandes eaux, se dit John, en repérant deux immenses auréoles sous les bras du Japonais.
– On dirait le colonel Saito, lance-il, pris de boisson, à l’une des serveuses en pointant le client japonais du doigt.
– Vous ne voulez toujours rien manger ? lui demande l’employée qui, n’ayant jamais vu le film Le pont de la rivière Kwai, est bien sûr incapable de reconnaître le responsable japonais du camp de prisonnier dont John fait référence.
– Une autre bière, ma jolie !
John se dit qu’il serait dommage, avant de rejoindre Pattaya, de faire l’impasse sur la visite du pont de la rivière Kwai situé à seulement deux heures de taxi de Bangkok : « Pourquoi ne pas aller faire quelques pas sur la voie ferrée qui traverse ce pont mythique ! Le Colonel Saito pourrait me servir de guide. Il pourrait même inviter ses deux ravissantes assistantes. En espérant que le Major Warden ne planifie pas un nouveau plastiquage du pont… »
Les deux poupées thaïlandaises décortiquent des crevettes avec les doigts puis les portent à la bouche du colonel Saito qui semble ravi par autant d’attention à son égard. John s’attarde sur la mini-jupe que porte l’une d’elles en espérant secrètement pouvoir y glaner une image coquine susceptible de le faire bander. Bien que fortement alcoolisé, il se rappelle avoir acheté dans l’après midi un puissant aphrodisiaque censé l’aider à retrouver son appétit sexuel d’antan. D’un geste décidé, il fait pleuvoir sur sa langue de la poudre d’hippocampe séché qu’il noie ensuite avec de la bière pour en faciliter l’absorption : « Redevenir cet être assoiffé de sexe que j’étais à 20 ans ! »
Lorsque John a demandé l’addition, la serveuse a dû s’y reprendre à deux fois pour faire le décompte des nombreuses bouteilles de Singha Beer disposées sur la table comme des quilles de bowling en attente de strike.
– Gardez tout ! lance John en remettant à la serveuse un billet de 1000 bahts flambant neuf.
– Kop Khoun kha[1], lui répond celle-ci, accompagnée du wai[2] de circonstance qui enchante toujours les clients occidentaux. Voulez-vous qu’on appelle un taxi ?
– Je veux bien.
– Où allez-vous ?
– Je vais dormir.
– Vous êtes à quel hôtel ?
Les neuf bières – modèle 63 cl – ingurgitées en l’espace de deux heures cumulées aux quatorze heures de décalage horaire font que John ne sait plus très bien où il habite.
– Quel est le nom de votre hôtel ? demande à nouveau la serveuse.
John lui présente la clé de sa chambre. Au grand désarroi de l’employée, celle-ci ne comporte aucun nom. Seule indice : la lettre P gravée dans le laiton d’une petite plaque rectangulaire suspendue à la clé.
– Prince Palace ? interroge la serveuse
– Je ne sais pas.
– Park Hotel, ça vous dit quelque chose ?
La serveuse réclame l’aide de ses collègues en leur présentant le porte-clés de la chambre. Une armée de petites femmes vertes rapplique autour d’elle. Chaque employée propose un nom d’hôtel. C’est Question pour un champion : « Je suis un hôtel de Bangkok. Mon nom commence par la lettre P. Les chauffeurs de taxi aiment amener leur client ici car ils touchent une commission. Je suis… »
– Plaza ?
– Privacy ?
– Pathumwan Princess ?
– Mais non, Kéo, sinon y’aurait deux P sur le porte-clés !
– Palazzo ?
– Premier Inn ?
– Ploy Guest House ?
Aucun nom d’hôtel ne fait tilt dans le cerveau de John. Il sait seulement qu’il y a un 7-Eleven à proximité. La ville de Bangkok comptant un nombre très élevé de 7-Eleven au kilomètre carré, la nuit entière ne suffirait pas pour localiser l’hôtel en question. Un chauffeur de tuk-tuk arborant les couleurs du FC Barcelone vient s’immiscer dans la conversation. Il insiste auprès de John en lui certifiant qu’il connait très bien l’emplacement de son hôtel : « À côté du 7-Eleven, n’est-ce pas ? Prenez place, mon ami ! » John s’installe à l’arrière du tuk-tuk. « Bye-bye ! » lance-il à l’ensemble du personnel du T&K Seafood en leur adressant un wai insolite, les deux mains jointes collées à l’oreille – à moins que, par ce geste, John ait tout simplement voulu leur faire comprendre qu’il était temps pour lui d’aller se coucher. Lionel Messi, le numéro 10 du FC Barcelone, fait vrombir le moteur de son triporteur.
« Bienvenue au Paradis ! », lui lance le portier de l’établissement – P comme Paradis, bien sûr ! On accompagne John jusque dans sa chambre, laquelle, à son grand étonnement, est habillée de carrelage blanc du sol au plafond. « Pourquoi ont-ils enlevé la moquette, ces cons ? Et pourquoi mon lit s’est t-il transformé en matelas gonflable, qui plus est à l’effigie de Hello Kitty ? Et cette baignoire remplie d’algues roses, que fait-elle au milieu de la chambre ? » John se dit que l’alcool ne lui réussit pas et s’écroule de tout son être sur le matelas gonflable, paré pour un gros câlin pneumatique avec Hello Kitty.
Numéro 124 arrive dans la chambre. Elle porte un plateau chargé de serviettes, de savonnettes, de poudres, de crèmes et d’huiles parfumées. Son corps est moulé dans une robe chinoise couverte de dragons. Numéro 124 adresse un wai à son client endormi puis, selon un rituel bien huilé, le déshabille entièrement. Si John pue ? Numéro 124, depuis qu’elle pratique le métier de masseuse, en a vu d’autres. Elle a croisé des Saoudiens, des Italiens, des Japonais, des Africains. Tous plus malodorants les uns que les autres. Alors, les odeurs ne lui font plus peur. D’ailleurs a-t-elle encore un odorat ?
John ouvre un œil, puis deux. Au-dessus de lui, une jolie créature aux yeux de Chine, le corps entièrement nue, s’active avec professionnalisme. Qui a dit que les Asiatiques avaient de petits seins ? Numéro 124 utilise son opulente poitrine – idéalement lubrifiée à l’huile d’amande douce – pour masser chaque partie du corps de son client. Elle s’attarde sur le sexe de John – un sexe pas si inébranlable que ça, diront les bonnes langues ! John referme les yeux : « Qu’il fait bon être mort ! » Le vendeur chinois ne lui a donc pas menti, la poudre d’hippocampe séché fait bander les morts. Des millions d’hippocampes virevoltent autour du corps de John Beluga. Un cheval de mer se met à chanter : « On ira tous au paradis. »
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